Un an auparavant, Arthur Freed (1894-1973), le plus grand producteur de comédie musicale et fondateur à la MGM de la célèbre et enviée Freed Unit, avait eu l'idée géniale de faire un nouveau film basé sur les chansons qui l'avaient associé en tant que parolier, pour le même studio, dans les années 20-30, avec le compositeur Nacio Herb Brown (1896-1964). Parmi des pépites telles que You are My Lucky Star, Good Morning, Would You?, Make'em Laugh, le véritable hit qu'était Singin'in The Rain depuis The Hollywood Revue of 1929 (Hollywood chante et danse), l'un des tout premiers films musicaux, devait donner son titre à la production n°1546 de la Metro-Goldwyn-Mayer et connaître le triomphe planétaire que l'on sait.

Dès sa sortie, le film allait constituer pour Jean-François une pierre milliaire sur laquelle il reviendrait inlassablement, tout au long de sa vie, pour mieux en faire apparaître les innombrables facettes. De fait, que ce soit pour en montrer l'importance en tant que métafilm musical idéal(1), s'en servir pour illustrer la notion de projection du monde, chère à l'esthétique de Stanley Cavell(2), ou encore pour dénoncer la puissance du simulacre(3) , Singin'In The Rain symboliserait, chez lui, « sur le ton feint de la mélancolie, la joie qui s'attache au temps retrouvé »(4) .

Jean-François avait bien raison de voir dans le film musical hollywoodien, surtout lorsqu'il était signé par Arthur Freed, un art à part entière, un « art du passé » qui, comme il l'écrivait, était venu « illustrer » mais aussi « commenter, reprendre et critiquer » le cinéma hollywoodien au point d'en devenir sa « forme hyperbolique »(5).

En effet, parmi les chefs-d'œuvre de la Freed Unit, Singin'In The Rain a cette singularité d'être consacré « à la célébration nostalgique de l'Hollywood de la fin des années vingt, de l'âge d'or du cinéma muet, des films de cape et d'épée et des premiers essais du parlant, et finalement de la comédie musicale dans son essence » tout en rendant hommage, au cœur du film, avec The Broadway Melody Ballet, au monde du théâtre et, à travers lui, au monde du rêve, le film se creusant circulairement en abyme : le rêve dans le ballet, le ballet dans le film, et Singin'in the Rain, le film homonyme dont l'affiche s'élève, à la fin du film, au-dessus du couple vedette, dans Singin'in the Rain, le filmde 1952 (6).

Autre intuition d'exception : Freed engage pour écrire le scénario les célèbres duettistes de Broadway : Betty Comden et Adolph Green. Ces derniers eurent l'idée de situer l'action au moment de la transition du cinéma muet au parlant et de montrer, sur un mode léger, une période vécue parfois douloureusement par certaines vedettes adulées du public qui ne purent s'adapter à cette révolution.

De fait, il n'est pas étonnant que lorsque l'on demande au grand public d'hier comme à celui d'aujourd'hui quelle est sa comédie musicale préférée, Singin' in the Rain vienne souvent en première position.

Tout autant qu'au moment de la sortie du film, les gens ont besoin qu'on leur remonte le moral. Et ce spectacle est bien de ceux qui « fonctionnent » admirablement de ce point de vue en particulier.

Singin' a eu, à de nombreuses occasions, les honneurs de la scène (7). La production fastueuse du Palace Theater de Londres, en 2012, était déjà à marquer du sceau de l'excellence mais celle que l'on vient de voir au théâtre du Châtelet s'élève également très haut au firmament du théâtre musical : C'est qu'en effet elle constitue un travail d'ensemble réglé au cordeau et dont on ne sait plus quoi louer au premier chef :

  • L'orchestre de chambre de Paris dirigé par Gareth Valentine- très grand superviseur musical pour de nombreuses productions dans le West End- qui rend merveilleusement les sonorités splendides de la partition de Nacio Herb Brown ? Quel bonheur d'entendre, une fois de plus grâce à la volonté de Jean-Luc Choplin, le directeur du Châtelet, une grande partition de comédie musicale avec des effectifs de concert symphonique (plus de 40 musiciens) ! Les arrangements sont ceux de la version commandée en 1986 par Broadway et, depuis lors, bien connus des amateurs de théâtre musical. On retrouve donc des titres ne figurant pas dans le film, tels que la magnifique mélodie You Stepped Out of A Dream, interprétée par Don Lockwood puis toute la troupe.

    Même si la musique de Singin' n'est peut-être pas la plus sensationnelle qui ait été composée sur Tin Pan Alley, elle « fonctionne » parfaitement : c'est une partition pleine de joie, d'optimisme et de soleil , ce qui ne veut pas pour autant dire que ce soit une musique « facile »…à interpréter. Jean-François Mattéi, qui ne perdait pas une occasion pour écrire tout le bien qu'il pensait du divertissement(8), ne tarissait d'ailleurs pas d'éloge sur l'arrangeur musical de la MGM, le grand Conrad Salinger !

  • La mise en scène, les lumières, les décors et les costumes qui, sous la houlette de Robert Carsen, Tim Hatley et Anthony Powell, sont totalement fidèles à l'esprit du film MGM sans pour autant toujours le respecter à la lettre ? La fonction du spectacle du Châtelet est de divertir tout en axant particulièrement le propos autour de la fin d'un âge : celui du cinéma muet. Plus que dans le film qui semblait parfois être contemporain du tournage, nous sommes ici dans ces Roaring Twenties chères à FS Fitzgerald, exactement en 1927 au moment de la sortie du Jazz Singer , premier film parlant et chantant , mais aussi dans cette époque « en noir et blanc » qui dégage un parfum crépusculaire, rappelant au passage l'atmosphère de films consacrés au même thème tels que Sunset Boulevard (1950) ou The Artist (2011). Afin d'être le plus possible fidèle à la tradition des backstage musicals , ces films musicaux montrant avec réalisme les coulisses des théâtres de Broadway confrontés à divers types de problèmes de réalisation de shows, Carsen et son équipe ont eu la bonne idée de projeter sur un grand écran de cinéma le fameux « The End », mais à l'envers afin que le spectateur se retrouve témoin de l'autre côté du décor…De façon parfaitement réussie, le spectateur du Châtelet-un théâtre contemporain du style architectural des immenses salles de cinéma des années 20-30- devient également celui des films Monumental Pictures !
  • La troupe qui, dans sa totalité, montre que l'Entertainment n'est pas un mythe? D'une distribution exclusivement anglo-saxonne, danseurs exclus, on citera particulièrement : Daniel Crossley, déjà Cosmo Brown à Londres en 2012 ; Dan Burton, habitué des scènes londoniennes (où il est actuellement Tulsa dans Gypsy) qui est un Don Lockwood d'une gaieté communicative, même si, en danse, on le sent plus réservé que son copain Cosmo; Clare Halse, Kathy Selden au rythme endiablé, et la superbe Lina Lamont de Emma Kate Nelson, qui ne se contente pas de zozoter avec une voix de crécelle mais est une convaincante interprète à la voix chantée de belle facture.

    D'un spectacle d'une ingéniosité qui nécessiterait d'être mieux détaillée, on retiendra, enfin, quelques idées ingénieuses :

  • Ainsi, de la scène fameuse Make'em Laughà l'issue de laquelle Cosmo Brown passe finalement à travers un mur (!), la production parisienne, avec grande intelligence, développe, à partir d'une base commune ( le monde du spectacle dans lequel « il faut faire rire » le public …) sa propre «vision » sans jamais singer l'original, particulièrement inimitable ici…compte tenu de la personnalité de Donald O'Connor ! C'est, de fait, moins « physique » que dans le film mais on peut cependant compter sur Daniel Crossley pour adjoindre à son numéro quelques moments d'acrobatie bienvenus ! un très bon moment.
  • De même, lors de la célèbre scène du cours de diction -l'hilarant Moses- l'idée d'avoir donné le rôle du professeur de Don Lockwood à une femme (Jennie Dale, elle-aussi invitée régulière des théâtres du West End) permet de l'inclure totalement dans le numéro de claquettes qui suit et de créer à ce moment-là un authentique show stopper tant le dynamisme de l'interprète se communique aux 2 autres interprètes de la scène, Cosmo et Don.
  • Enfin, le ballet Broadway Melody, autre moment immense dans l'Histoire du film musical, est ici davantage relié au reste de l'action grâce au personnage de Kathy Selden qui y apparaît comme l'image fantasmatique de l'héroïne de théâtre rencontrant Don Lockwood, incarnation de l'acteur de cinéma. Le résultat est 7 minutes d'onirisme chorégraphique et musical avec un final surprenant…évoquant celui de A Chorus Line !

En un mot, vous l'aurez compris : courez, volez…dansez mais allez voir SINGIN'IN THE RAIN au Châtelet !

Le spectacle est repris du 27 novembre au 15 janvier 2016 puis en novembre 2016 au Grimaldi Forum de Monaco.


  1. JF Mattéi et Marc Cerisuelo-Le Temps Retrouvé –La comédie musicale : un art du passé. In Why not ? Sur le cinéma américain. Editions Rouge Profond, 2002.
  2. Ibid.
  3. « You’re nothing but a shadow on a film- a shadow-you’re not flesh and blood »: Kathy Selden dans Singin’In the Rain, épigraphe de La puissance du simulacre-Editions F. Bourin,2013-
  4. In Le Temps Retrouvé –La comédie musicale : un art du passé.
  5. Ibid.
  6. Ibid.
  7. Outre aux Etats-Unis et dans le West-End de Londres, il faut rappeler la production pionnière en Belgique puis en France de Jean-Louis Grinda, qui recevra, en 2001, le Molière du meilleur spectacle musical
  8. … « qui n’est jamais du temps perdu, mais le temps retrouvé d’une âme qui infléchit sa course à chaque pulsation de l’existence ». In Divertissement, art et barbarie, Revue Cités 7, PUF, 2001.